Les Émirats arabes unis n’ont pas communiqué à l’ONU leurs émissions de méthane depuis près de dix ans. Pire, leurs objectifs en matière de réduction de ce puissant gaz à effet de serre apparaissent « incohérents ». Un nouveau signe inquiétant alors que ce pays du Golfe s’apprête à accueillir la prochaine conférence de l’ONU sur le climat.
Ce nouveau manquement entame encore un peu plus la crédibilité des Émirats arabes unis pour organiser la COP28, qui doit se tenir du 30 novembre au 12 décembre prochain à Dubaï. Une crédibilité entamée par l’intronisation du ministre émirati de l’Industrie, Sultan al-Jaber, également PDG de la compagnie nationale pétrolière et gazière Adnoc, au poste de président de cette conférence de l’ONU sur le climat. Le quotidien britannique The Guardian vient en effet de révéler que le pays hôte n’a pas fait connaître ses émissions de méthane depuis près de dix ans, alors que l’organe des Nations unies chargé des questions climatiques exige depuis 2014 de ses Etats membres qu’ils transmettent leurs chiffres tous les deux ans. Or les Émirats arabes unis n’ont soumis aucun rapport, contrairement, par exemple, à d’autres États pétroliers du Moyen-Orient, comme l’Arabie saoudite, le Koweït et Oman.
Un manque de transparence qui inquiète
Il s’agit d’un enjeu important. Le méthane est en effet un puissant gaz à effet de serre, au pouvoir réchauffant 30 fois supérieur à celui du CO2, responsable d’environ un tiers du réchauffement climatique observé depuis le début de l’ère préindustrielle selon l’ONU. Et les fuites provenant de l’exploitation des combustibles fossiles sont l’une des principales sources d’émissions de méthane. La réduction de ces émissions provenant de la production de pétrole et de gaz est donc considérée comme un élément essentiel de la stratégie mondiale de lutte contre la crise climatique, qui ne cesse de s’aggraver. C’est même un moyen rapide et peu coûteux de ralentir la hausse du réchauffement climatique.
Une fois de plus, la réalité montre donc que malgré les effets d’annonce, les progrès climatiques des Émirats arabes unis sont largement insuffisants. « C’est inconcevable qu’un pays riche, qui préside la COP28 ne démontre pas la transparence qui est nécessaire pour pouvoir ensuite se fixer des objectifs ambitieux et les atteindre », déplore ainsi Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada. « Pour pouvoir le faire, il faut absolument avoir un portrait global, sinon on risque de ralentir l’action climatique mondiale ».
Une partie des émissions de méthane des Émirats est imputable à la principale entreprise pétrolière du pays, Adnoc (Abu Dhabi National Oil Company), qui est dirigée par Sultan al-Jaber, président de la COP28. Or Adnoc est également accusée par The Guardian d’avoir des objectifs de réduction de méthane totalement « incohérents ». La compagnie pétrolière et gazière nationale s’est notamment fixé un objectif de fuite de méthane… bien supérieur au niveau qu’elle prétend avoir déjà atteint.
En effet, selon le quotidien britannique, Adnoc a en effet annoncé en octobre 2022 qu’elle viserait d’ici 2025 à limiter et à réduire les fuites à moins de 0,15 % du gaz produit… Mais parallèlement, elle estimait déjà en 2022 son niveau d’émissions à 0,07 % !
D’ailleurs, cet objectif de 0,15 % de méthane demeure supérieur au niveau atteint en 2019 par le Qatar (0,06 %) et l’Arabie saoudite (0,14 %), selon une analyse satellite récemment publiée par des scientifiques de l’université d’Harvard aux États-Unis. L’étude a estimé à 3,3 % les fuites de méthane des Émirats arabes unis en 2019, considérant que « ces valeurs élevées reflètent des infrastructures qui fuient, combinées à une ventilation délibérée ou à un torchage incomplet du gaz ». Adnoc a également déclaré que ses émissions totales de méthane provenant des opérations pétrolières et gazières en amont (exploration et production) s’élevaient à 38.000 tonnes en 2021… Ce qui ne représenterait que 3 % des émissions totales de méthane des Émirats provenant de ces opérations, alors qu’Adnoc est responsable de 62 % de l’exploration et de la production pétrolière dans le pays ! Une incohérence des chiffres et des données qui inquiète les experts climatiques.
Un leadership très contesté
Un grand écart qui n’a pas empêché le PDG d’Adnoc et président de la COP28 d’exhorter les pays et les entreprises à être « brutalement honnêtes » sur l’insuffisance de l’action mondiale pour lutter contre la crise climatique, en reconnaissant les écarts qui subsistent entre les actions concrètes réellement engagées et celles qui devraient être lancées.
« Le rôle de leadership du Dr Al Jaber – exhortant les autres à aller plus loin dans leur ambition et leur réalisation – n’est pas facilité par le fait que les Émirats arabes unis n’ont même pas soumis de rapports sur leurs propres émissions de méthane pendant près d’une décennie », souligne Gareth Redmond-King, de l’Energy and Climate Intelligence Unit au Royaume-Uni. « Cela ne contribue pas à réfuter les accusations selon lesquelles son rôle de président de la COP28 est incompatible avec son rôle de PDG de la compagnie pétrolière et gazière d’État ».
« Les Émirats arabes unis souhaitent être les leaders mondiaux en matière de climat cette année, et le méthane est un test décisif. Construire de nouveaux projets de gaz fossile, fixer des objectifs incohérents, et ne pas déclarer correctement les émissions de méthane sont trois façons dont Abu Dhabi montre le contraire du leadership », a également déclaré au Guardian Kjell Kühne, chercheur à l’initiative Leave it in the Ground.
Adnoc, qui exploite aujourd’hui près de 4 millions de barils de pétrole par jour et figure dans le top 12 des compagnies pétrolières dans le monde, a d’ailleurs annoncé en août 2023 un contrat de 3,6 milliards de dollars pour l’expansion d’une importante infrastructure de traitement du gaz dans le pays.
Certes, en juillet dernier, Adnoc a également avancé son objectif global de « zéro émission nette » de 2050 à 2045. Mais cet objectif ne concerne que les émissions résultant de l’exploration et de la production, appelées émissions de portée 1 et 2, et non les émissions de portée 3, résultant de la combustion du pétrole et du gaz vendus et exportés par la compagnie, et qui représentent plus de 90 % du total. Mais il n’est pas facile pour l’un des 5 principaux pays exportateurs de pétrole de s’engager réellement sur la fin des énergies fossiles. Malgré l’urgence climatique, le pays du Golfe n’a pas l’intention de se priver de la manne qui lui a permis de devenir un pays riche. Et les campagnes de désinformation menées à coups de faux comptes Twitter ou de greenwashing de la page wikipedia de Sultan al-Jaber n’y changeront rien.